Bonheur, frustration et toute-puissance – dans les premiers récits de la Genèse

I Introduction 

I.1 La compassion arbitre entre passion et raison 

Passion et raison rime trop souvent avec toute puissance et despotisme. Toutes deux ont leur place dans nos vies, mais seule la compassion, au sens de l’attention à l’autre, doit être l’arbitre ultime, car c’est la seule qui peut garantir la justice puisque c’est la seule à prendre en compte toutes les parties. Mais c’est la voie la plus difficile car elle implique nécessairement la frustration, au sens où elle nous demande de renoncer à certains de nos désirs pour laisser une part aux autres. Camus disait dans son roman posthume « Le premier homme » : « Un homme, ça s’empêche … ». C’est ce que j’appelle « retenir sa main ». 

I.2 Deux visions du monde : finitude versus toute-puissance 

A travers le récit d’Adam et Eve au jardin d’Eden, deux visions du monde s’affrontent : celle de Dieu qui invite les humains à retenir leur main en acceptant une certaine part de frustration, et celle du serpent qui les incite à assouvir tous leurs désirs en se croyant tout-puissant. 

Et s’il y a autant de malheurs dans le monde, n’est-ce pas parce que nous choisissons le plus souvent la voix de nos désirs égotiques, comme Adam et Eve qui avaient tout pour être heureux dans le jardin d’Eden et qui pour avoir choisi d’écouter le serpent, ont tout perdu ? 

Pour le savoir, je vous propose de revisiter le mythe d’Adam et Eve. 

L’histoire d’Adam et Eve au jardin d’Eden est racontée à travers quatre récits : 

1/ Le premier raconte la naissance de l’humain et les premières étapes de sa vie ; 

2/ Le deuxième raconte la naissance de la femme et la création du couple ; 

3/ Le troisième raconte la transgression du commandement divin ; 

4/ Le quatrième récit raconte le procès des humains. 

II L’autonomisation de l’humain 

II.1 Premier récit : l’autonomie alimentaire de l’humain 

Voici le premier récit (dans les grandes lignes) : 

Au temps où Yahvé Dieu fit la terre et le ciel, […] un flot montait de terre et arrosait toute la surface du sol. 

Alors Yahvé Dieu modela l’humain avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’humain devint un être vivant. 

Yahvé Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient, et il y mit l’humain qu’il avait modelé.  

Yahvé Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. 

Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin […] 

Yahvé Dieu prit l’humain et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. 

Et Yahvé Dieu fit à l’humain ce commandement : Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car, le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort. 

Genèse

Ce récit se divise en deux parties : 

– Dans la première partie, apparaissent les entités basiques : l’eau du flot qui arrose le sol de la terre, l’humain, le jardin qui accueille l’humain et les arbres ; 

– Dans la seconde partie, on assiste à une évolution de ces mêmes entités : l’eau est présente entant que fleuve qui arrose le jardin, l’humain reçoit pour mission de garder et de cultiver le jardin et enfin les arbres sont donnés à l’humain pour qu’il se nourrisse par lui-même. 

Dans la seconde partie, on assiste à une autonomisation des entités : 

– Le fait que le jardin soit irrigué par un fleuve garantit qu’il sera toujours arrosé. Il est donc autonome en eau. 

– L’humain, en recevant pour mission de garder et de cultiver le jardin, devient autonome quant à ses moyens de subsistance. 

– De même lorsque Dieu lui indique quels sont les arbres bons à manger et celui qui ne l’est pas, il le rend autonome vis-à-vis de lui pour se nourrir. 

Entre la première et la seconde partie du récit, l’humain est présenté à différends stades de son développement : d’abord en tant que nouveau-né, ensuite au berceau, ensuite encore capable de travailler (et d’avoir une responsabilité) et enfin capable de se nourrir par lui-même. Dieu, de son côté, est présenté comme un parent qui accompagne son enfant depuis sa naissance jusqu’à son autonomie alimentaire. 

II.2 Deuxième récit : l’autonomie sexuelle de l’humain 

Dans le deuxième récit de l’histoire d’Adam et Eve au jardin d’Eden, Dieu va continuer à accompagner l’humain jusqu’à ce qu’il devienne lui-même créateur de vie et gagner encore en autonomie. 

Voici les grandes lignes de ce deuxième récit : 

Yahvé Dieu dit : Il n’est pas bon que l’humain soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie. 

Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’humain pour voir comment celui-ci les appellerait […]. 

L’humain donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages, mais, pour un humain, il ne trouva pas l’aide qui lui fût assortie.

Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l’humain, qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. 

Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’humain, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’humain. 

Alors celui-ci s’écria : Pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée femme, car elle fut tirée de l’homme, celle-ci ! 

C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair. 

Genèse

Là encore, le récit se divise en deux parties : 

– Dans la première partie, Dieu fait un premier essai pour régler le problème présenté en introduction « Il n’est pas bon que l’humain soit seul ». Mais c’est un échec puisque l’humain ne reconnait pas « l’aide qui lui soit assortie » dont il a besoin. 

– Dans la seconde partie, Dieu fait donc un second essai en créant la femme à partir de la côte de l’humain et cette fois-ci c’est un succès. L’homme reconnait la femme comme une partie de lui-même et ensemble, ils forment une seule chair. 

Notons qu’en formant un couple, ils sont désormais capables de se reproduire, et donc de devenir eux-mêmes créateurs de vie, au même titre que Dieu. 

Ainsi à travers ces deux récits, Dieu est ainsi présenté comme un parent qui accompagne son enfant tout au long de sa croissance en lui permettant de gagner de plus en plus en autonomie jusqu’à sa maturité, c’est-à-dire le moment où il sera capable de devenir à son tour un créateur de vie. 

(Notons au passage que Dieu n’est pas présenté comme un être omniscient puisqu’il n’a pas réussi au premier essai à trouver l’aide qu’il fallait à l’humain. Même si c’est lui qui a créées les entités qu’il a présenté à l’humain, il l’a laissé choisir ce qui était bon pour lui.) 

III L’arbre de la connaissance du bien et du mal 

III.1 La réalité conceptuelle du bien et du mal 

Arrêtons-nous maintenant sur un élément clé de ces deux récits, à savoir ce fameux arbre de la connaissance du bien et du mal que Dieu fait pousser dans le jardin d’Eden. D’abord, d’un point de vue philosophique, s’il existe un arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est que le bien et le mal, quels qu’ils soient, sont des objets de connaissance. Ce qui implique que le mal possède alors, au même titre que le bien, une réalité conceptuelle. 

D’ailleurs, dans le premier chapitre de la Genèse lorsqu’il est dit “Dieu vit que la lumière était bonne“, ou “Dieu vit que cela était bon“, en parlant de la terre, de la végétation, des luminaires, etc., cela implique que Dieu s’est posé au préalable la question de savoir si ce qu’il avait fait était bon ou mauvais. Or, si Dieu peut faire appel aux notions de bien et de mal, c’est que le mal est bien déjà concevable au moment où il crée le ciel et la terre. Mais, bien que Dieu puisse concevoir l’existence du mal, à aucun moment il ne le fait puisque toutes les entités qu’il crée sont jugées bonnes.

III.2 Le mal à portée de main de l’humain 

A travers le commandement qu’il donne à l’humain, Dieu divise les arbres du jardin en deux catégories distinctes et opposées : celle des arbres “bons à manger” et celle de l’arbre “mauvais à manger”. Il l’invite ainsi à prendre conscience de la réalité du mal, mais aussi de sa proximité, puisqu’il suffirait qu’il mange de cet arbre pour être atteint par le pire des maux. 

Ce faisant, Dieu veille sur l’humain en le protégeant du mal. Il se comporte comme un parent qui sait ce qui est bon et mauvais et qui l’indique à son enfant pour son bien. 

III.3 La responsabilité de l’humain de retenir sa main 

Cependant, le fait que l’arbre de la connaissance du bien et du mal ait été planté dans le jardin d’Eden avec les autres arbres implique qu’il se trouve toujours à portée de l’humain. Si l’arbre est à portée de main de l’humain, ce n’est pas tant l’arbre qui est mis à l’écart des autres arbres que l’humain qui doit se tenir à l’écart de l’arbre. Du coup, la distance qu’il y aura entre le mal et l’humain dépendra essentiellement de la distance que celui-ci maintiendra entre cet arbre et lui. En interdisant l’accès à l’arbre par sa seule parole, Dieu laisse donc à l’humain la responsabilité de se maintenir à distance de ce qui pourrait lui faire mal. 

En apprenant à l’humain à se maintenir à l’écart de quelque chose qu’il est pourtant en son pouvoir d’atteindre, Dieu lui apprend à mettre une limite à ses désirs, à “retenir sa main” pour ne pas prendre tout ce qu’il veut. Il lui apprend en somme à exercer un pouvoir sur lui-même, à se rendre maître de lui-même, à devenir son propre maître. 

III.4 Le bien de la création divine entre les mains de l’humain 

Mais l’action de Dieu, à travers ce geste, va au-delà du cadre humain, car en laissant l’humain libre de choisir, Dieu admet implicitement l’éventualité que son interdit puisse être transgressé et que le mal soit introduit du même coup au sein de sa création. Désormais, le bien au sein de la création dépendra aussi de la capacité de l’humain à obéir à sa parole et se maintenir à l’écart du mal. D’une certaine manière, Dieu remet le bien de la création entre les mains de l’humain. En mettant sa confiance en l’humain, il prend donc un risque. 

III.5 La maitrise des désirs, apprentissage nécessaire de toute vie sociale 

Par ailleurs, l’interdit divin n’a pas pour seule fonction de protéger l’humain du mal, mais il a aussi pour fonction de lui donner les moyens d’établir des relations avec ses semblables. En effet, l’acte de “retenir sa main” est pour l’humain l’acte fondateur de la vie en communauté. A travers l’interdit divin, l’humain prend acte qu’il existe une limite à son pouvoir de prendre et de manger selon sa seule jouissance. Autrement dit, il ne peut pas tout prendre pour lui. Il doit laisser un reste aux autres. 

En invitant l’humain à laisser un “reste”, Dieu l’initie du même coup à établir une différence entre ce qui est à lui et ce qui n’est pas à lui. Or, le respect de la différence est la condition sine qua non de toute relation, puisqu’une relation ne peut s’établir qu’à partir du moment où chacun des partenaires laisse à l’autre le droit d’exister différent de soi.

III.6 Dieu soumis au libre arbitre de l’humain 

Mais, la loi que Dieu demande à l’humain de respecter dépasse encore une fois le simple cadre de l’humain car elle s’applique à Dieu lui-même. En effet, la liberté de choix que Dieu laisse à l’humain constitue désormais la part qui lui appartient en propre, et par laquelle il marque sa différence avec son créateur. Autrement dit, Dieu ne peut plus intervenir dans le choix de l’humain sans violer les limites de celui-ci. 

Ainsi, ce que nous pourrons interpréter ultérieurement comme une forme d’impuissance de Dieu à protéger ses créatures du mal, par exemple lorsque le serpent séduira la femme ou lorsque Caïn tuera son frère, se révèle être en fait la conséquence logique de l’application par Dieu lui-même de la loi qu’il a donnée à l’humain. Vu sous cet angle, Dieu ne peut être considéré comme tout puissant. 

Ne pas se soumettre à sa loi équivaudrait pour lui à détruire l’essence même de la relation qui est de garantir à l’humain sa part d’inviolabilité. Le mal qui en résulterait serait alors plus grand que le mal évité car il ferait de l’humain un pantin, ou un éternel enfant, entre les mains d’un despote. D’un despote éclairé, certes, mais d’un despote tout de même, qui dénierait du même coup à l’humain toute vie autonome et donc toute liberté, la liberté se mesurant à la capacité de gérer par soi-même ses désirs. 

III.7 L’acceptation de la frustration pour éviter le mal 

Cela dit, le commandement divin a encore une autre incidence. La maîtrise que l’humain devra désormais exercer sur lui-même en retenant sa main implique qu’il accepte en lui une certaine part de souffrance. C’est ce qu’on appelle en psychologie, la frustration. Toute frustration, tout renoncement à un plaisir à portée de main est vécu comme un déplaisir, voire une souffrance, de plus ou moins grande intensité, certes, mais une souffrance tout de même. En demandant à l’humain de ne pas manger de l’un des arbres du jardin, Dieu lui demande de faire un effort qui peut être considéré comme une forme de sacrifice. L’idée sous-jacente à cette opération est que ce sacrifice consenti, ce petit mal supporté, doit permettre à l’humain d’éviter de subir un mal beaucoup plus grand, la mort. 

III.8 Le manque et le désir 

C’est une variante de ce principe qui s’applique lors de la création de la femme dans le deuxième récit, puisque celle-ci a été créée à partir d’une côte que Dieu avait prise à l’humain. En effet, il a été nécessaire que Dieu fasse de l’humain un être manquant pour qu’il puisse se retrouver en la femme : “Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! on l’appellera femme, parce qu’elle a été prise de l’homme”

C’est grâce au manque provoqué par la perte de sa côte que l’humain pourra reconnaître en la femme une partie de lui-même et s’y attacher, conformément au principe universel du désir qui veut que nous recherchions ce qui nous manque. 

Ainsi, le dommage que doit supporter l’humain en perdant une de ses côtes au profit de la création de la femme est conçu comme un moyen de concourir à son bien, puisque grâce à cette opération, non seulement il ne sera plus seul, ce qui était l’objectif de départ, mais en plus il deviendra lui-même créateur de vie.

Vu sous cet angle, la frustration est conçue comme un bien même si elle implique au départ une perte ou une souffrance. Nous parlerons d’un mal à portée thérapeutique dont la fonction est de procurer à plus ou moins long terme un plus grand bien. 

III.9 Le sacrifice ou la frustration volontaire 

Dans le prolongement de la frustration se situe le sacrifice, c’est-à-dire l’acte par lequel un être se prive volontairement d’une part de ce qu’il possède en espérant obtenir un plus grand bien. Le religieux, par exemple, qui offre un sacrifice à une divinité attend d’elle qu’elle soit favorable à la communauté qu’il sert. Le jardinier qui taille un arbre sacrifie certaines branches sachant que l’arbre ainsi taillé lui donnera plus de fruits. Là où la frustration est vécue comme une souffrance infligée par un tiers, le sacrifice est librement consenti par la personne. 

III.10 La frustration, un prix à payer pour vivre heureux 

En conclusion de ces deux récits, on peut dire que la frustration générée par le renoncement à l’arbre du bien et du mal est la condition sine qua non pour l’humain pour profiter du jardin d’Eden. Cette frustration est en quelque sorte le prix à payer pour son bonheur. 

IV La chute 

IV.1 Troisième récit : la transgression de l’interdit divin 

Examinons maintenant le troisième récit d’Adam et Eve dans le jardin d’Eden avec l’entrée en scène du serpent : 

[…] Le serpent était le plus rusé/nu de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits. Il dit à la femme : Alors, Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?

La femme répondit au serpent : Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort.

Le serpent répliqua à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal.

La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son homme, qui était avec elle, et il mangea.

Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes.

Genèse

IV.2 Le savoir du serpent, Dieu menteur 

Intéressons-nous au second discours du serpent. En affirmant tout d’abord que l’humain et la femme ne mourront pas s’ils mangent de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, le serpent dit le contraire de ce que Dieu avait dit à l’humain auparavant. Il sous-entend par conséquent que Dieu aurait menti. 

En affirmant ensuite que Dieu sait que les humains seraient comme des dieux connaissant le bien et le mal après avoir mangé de l’arbre, le serpent suggère que le mensonge de Dieu est un calcul pour empêcher les humains d’accéder au statut de dieu. Il fait passé Dieu pour un être frustrant qui refuse aux humains l’accès à l’arbre, non pas pour les protéger du mal, mais pour les empêcher d’accéder à un statut privilégié. 

IV.3 L’incitation du serpent à la toute-puissance 

Par son discours, le serpent met alors en balance deux figures d’autorité opposées : celle de Dieu qui impose une limite à l’appétit des humains, et celle du serpent qui n’impose aucune limite aux humains et leur permettrait de posséder tout ce qu’ils désirent. 

La ruse du serpent s’exerce à travers la manière dont il présente les choses. Tout d’abord, en lui laissant entendre que la consommation de ce fruit ne provoquera pas sa mort, il lève l’obstacle principal pour la femme, la peur de la mort. Ensuite, il donne renforce son désir en lui annonçant qu’en mangeant de ce fruit, les humains accéderont à l’état de dieux. De cette manière, le serpent suggère à la femme qu’elle n’a rien à perdre et tout à gagner, contrairement à ce que Dieu avait dit. 

Le serpent renverse ainsi la loi divine. Là où Dieu avait invité l’humain à la retenue et à la maîtrise de son désir, le serpent incite la femme de l’humain à la non-retenue et à l’assouvissement de son désir. Il excite son désir jusqu’à ce qu’il se transforme en convoitise, c’est-à-dire en un désir irrépressible dont elle ne pourra plus se rendre maître. 

IV.4 Une erreur de jugement 

Cependant, la femme de l’humain ne prend pas immédiatement le fruit. Elle se donne un temps de réflexion. La formule qui est employée “la femme vit que l’arbre était bon …”, est la même que celle que Dieu avait employée lorsqu’il évaluait les entités de sa création après les avoir créées, « Dieu vit que la lumière était bonne », par exemple. 

Cela signifie que la femme décide que l’arbre est “bon à manger” après avoir exercé son propre jugement. Le paradoxe vient de ce que la femme mette sa confiance dans son jugement alors même qu’elle n’a pas les moyens de juger correctement de la véritable nature de l’objet auquel elle l’applique, puisqu’elle n’a pas encore la connaissance du bien et du mal. Elle ne peut juger que sur des apparences. C’est donc au départ une erreur de jugement qui lui fait juger bon quelque chose de mauvais et l’entraîne à commettre un acte qui aura des conséquences néfastes. 

IV.5 La loi de la toute-puissance : je peux prendre tout ce que je désire 

L’erreur de jugement de la femme, induit par le serpent, l’entraine à “violer” la loi de Dieu. En prenant et en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, la femme de l’humain s’approprie un objet qui lui a été interdit sous le seul prétexte qu’elle le désire et pose une nouvelle loi : “je peux prendre et assimiler tout ce qui me manque et que je désire”. En invitant la femme de l’humain à céder à son désir, le serpent a ouvert la voie au viol des limites de l’autre, en commençant par celle de Dieu.

IV.6 La passivité de l’humain 

Le récit nous révèle ensuite qu’elle présente le fruit à son homme et ce dernier le mange. Le fait que l’humain reçoive le fruit de la main de sa femme implique qu’il est passif. En acceptant de recevoir sa nourriture de la main de sa femme, il régresse en quelque sorte à l’état d’un enfant que l’on nourrit. En renonçant à la maîtrise de ce qu’il mange, l’humain renonce par voie de conséquence à être “maître” de sa propre vie. Et de fait, c’est sa femme qui décide de sa vie puisqu’elle l’entraîne à désobéir au commandement qu’il avait reçu. 

Cependant, en acceptant de manger le fruit, l’humain fait malgré tout un choix : il écoute sa femme plutôt que Dieu. Ce que Dieu lui reprochera plus tard : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais ordonné de ne pas manger, maudite soit la terre à cause de toi ! … ». 

IV.7 Le serpent, Eve et Adam, des archétypes comportementaux déviants 

J’ouvre ici une parenthèse pour vous inviter à prendre du recul par rapport à la vision du rapport homme-femme qui ressort de ce récit, qui est particulièrement choquante pour la femme qui se voit représentée comme celle par laquelle le « péché » est venue dans le monde. Il faut appréhender les personnages du serpent, de la femme et de l’homme sur un plan psychologique comme des archétypes qui représentent des comportements déviants. Dans ce cadre, le serpent est l’archétype de la personne qui a une image tellement dévalorisée d’elle-même qu’elle cherche à faire chuter les autres aussi bas que lui afin de ne pas sentir sa frustration. Eve, de son côté, représente l’archétype de la personne qui, ayant des difficultés à gérer sa frustration, son manque, ne maitrise pas ses désirs et les impose aux autres. Adam, enfin, est l’archétype de la personne qui se comporte comme un maitre et qui met sa valeur dans les objets qu’il possède. 

IV.8 La sentence divine, un retournement de situation 

Revenons maintenant au texte. A la lumière de cette analyse, nous pouvons comprendre le sens de la sentence que Dieu adressera à la femme : tes désirs se porteront vers ton homme, mais lui, dominera sur toi. En effet, prenant acte à la fois de la force du désir de la femme et de la passivité de l’homme, la sentence de Dieu renverse le rapport qui s’était instauré entre l’homme et la femme lors de la transgression de l’ordre divin. La sentence divine suggère que puisque la femme n’a pas su rester “maître” de son désir en prenant le fruit de l’arbre défendu, et qu’elle a imposé son désir à l’humain, ce sera désormais à ce dernier d’en être le “maître”. 

Le rapport de domination que Dieu instaure de l’homme envers la femme doit être compris comme un moyen de rétablir un équilibre que la femme avait rompu sous l’influence du serpent. 

IV.9 La force du serpent : utiliser la force du désir de l’autre pour le faire chuter 

Si maintenant nous tentons de tirer une conclusion de ce que nous venons d’étudier, nous pouvons dire que le mal est partie liée avec la difficulté à retenir son désir. Et même si nous nous accordons à reconnaitre que le serpent est le principal instigateur du mal, nous devons reconnaitre également que ce n’est pas lui qui a violé l’interdit divin.

A aucun moment, il ne contraint la femme par la force à le faire, il se contente de lui suggérer. Son pouvoir réside uniquement dans sa parole. Il se sert du point faible de sa victime, son désir de prendre ce qu’elle convoite. Il se sert donc en fait de la puissance du désir de la femme, et c’est la puissance de ce désir non retenu qui pousse en définitive la femme à prendre le fruit. 

IV.10 Les conséquences de la transgression et la transmission du mal 

Et bien sûr, les humains payeront le prix fort pour ne pas avoir su retenir leur main, pour avoir refusé la frustration. Ils seront chassés du jardin d’Eden. Ils devront cultiver un sol maudit qui « produira épines et chardons ». Ils devront manger l’herbe des champs au lieu des arbres du jardin. Enfin, l’humain devra mourir et retourner à la poussière. 

Mais les malheurs des humains ne s’arrêtent pas là puisqu’ils perdront leurs deux premiers enfants Caïn et Abel. Abel, parce qu’il sera tué par son frère et Caïn parce qu’il sera banni. Et dans cette histoire, c’est encore un désir non retenu qui est à l’origine du mal. 

Tout commence quand Dieu agrée les offrandes de Abel et qu’il n’agrée pas celles de Caïn. Caïn a alors une réaction de dépit et Dieu lui dit : « Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’es pas bien disposé, le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ? ». La bête qui convoite ici Caïn est son désir de tuer son frère. Dieu l’exhorte à le dominer, à retenir sa main. Mais Caïn n’écoute pas, se laisse dominer et tue Abel. Et lui aussi sera puni. Il sera, je cite : « maudit et chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère ». 

V Conclusion 

V.1 La souffrance, le prix à payer du refus de la frustration 

Comme on peut le constater les humains sont perdants à chaque fois qu’ils ne sont pas capables de retenir leur main, à chaque fois qu’ils ne sont pas capable d’accepter une certaine frustration et qu’ils préfèrent répondre aux désirs qui les pressent au mépris de la réalité, à savoir que l’on ne pas tout faire, tout avoir quand on le veut et qu’il existe des limites, qu’elles soient liées à la nature ou à la vie en société, et que la transgression de ces limites a toujours un prix, celui de la souffrance, la sienne et souvent aussi celle des autres. 

Si la fonction du commandement divin de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal était d’enseigner à l’humain la retenue de son désir c’est bien par la violation de ce commandement, et par conséquent la non-retenue du désir, que le mal s’est introduit au sein de la création. 

Vu sous cet angle, la question du serpent est secondaire. Le danger que représente le serpent ne réside pas dans sa force, mais dans sa parole mensongère qui inocule dans l’esprit de sa proie une vision pervertie du monde, celle d’un monde sans limites où tout est permis, où tous les désirs peuvent être assouvis au mépris des autres. 

V.2 Tolérance à la frustration et bien-être 

En conclusion, les auteurs bibliques nous montrent une voie pour combattre le mal qui consiste à apprendre à “retenir sa main”, à accepter une certaine frustration. De cet apprentissage de la maitrise de ses désirs dépend notre bien-être, celui de la communauté humaine, mais également celui de tous les êtres de la terre. 

Thierry BORNE – titulaire d’un DEA en théologie, chercheur indépendant

Publié par THEMA CAFE

Animateur conférences philo&psycho, créateur cours de rock "simplifié" et des soirées culturelles et festives (www.thema-cafe.fr), mise en relations des célibataires (relation-celibataires.com)

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